Il se souvenait. Des débuts, du temps où tout ceci ressemblait à un jeu, un putain de jeu. Du temps où avec un joint il planait pour une semaine. De l'époque où il contrôlait sa consommation du peu de drogues qu'il expérimentait. Il ne fumait un coup de haschich ou ne bouffait une pilule de LSD que pendant le week-end avec ses potes, lorsqu'il allait dans ces rares boîtes de nuits qui passent encore David Bowie. Ils se droguaient un peu, dans le seul but d'oublier la semaine pourrie, le travail pourrit, la vie débile qu'on menait, le temps d'un trip. La plupart des gens de sa bande étaient âgés de dix-sept ou dix-huit an - Lucky en avait quatorze - et étaient en apprentissage, le plus souvent dans un métier dont il se foutaient royalement. Il supportaient les jours moroses par une idée : la perspective du samedi soir, de l'oubli à coups de beuveries et de substances illicites.
On ne se lève pas un matin en se disant "tiens, et si je passais à l'héro aujourd'hui ?" Ça arrive le plus souvent sans s'en rendre vraiment compte. Dans les boîtes de nuit canadiennes, les drogues dures avaient fait leur entrée et détruisaient tout sur leur passage. Dans la bande à Luck, tout le monde en parlait négativement, pourtant ça n'empêchait pas les adolescents de tester un à un. Ç'avait été un samedi soir comme les autres pourtant, mais ce qui allait suivre allait changer radicalement le reste de son existence.
Ça n'était pas son premier contact avec l'héroïne. Il en avait sniffé ici et là, sans grande conviction, préférant le hasch et les alcools, ne tentant jamais la piquouze. Comme à peu près tous les petits drogués, ce mode de consommation le dégoutait. Il n'avait jamais essayé, il ne pouvait comprendre que pour les junkies, la piqure est l'extase total, le grand voyage, le flash assuré ou presque.
C'était donc un petit matin de dimanche, un jour d'automne. Luck et ses potes avaient fait la fermeture de la boîte de nuit, il devait être trois heures du matin, tous étaient bourré, surtout l'adolescent qui avait poussé un peu trop fort sur le Jack Daniel's et la vodka. Luck adorait ces matins, où il étaient tous totalement gris, allongés sur un banc en plein milieu de la ville, dormant dans la rue, les uns entassés sur les autres, attendant l'ouverture de la boulangerie du coin pour avoir les premiers croissants. Pourtant, le petit groupe ne s'était pas dirigé vers le centre-ville comme il était dans leurs habitudes. Ils allaient vers une petite ruelle isolée qui finissait en cul-de-sac, s'asseyant à même le sol, sortant leur matos. Tous, sauf le jeune Owardson. Le seul qui ne se piquait pas. Il matait, fasciné, ses potes en train de se fixer. Tout à coup, il eu très envie d'essayer - il avait eu vent de ce que pouvait être un flash. Son voisin, dont l'histoire ne retiendra pas le nom, voyant son envie, lui proposa un shoot. Luck ne se piqua pas lui-même - beaucoup de junkies vous diront qu'il est préférable de ne pas se piquer soi-même lors de la première fois -, son voisin s'en chargea. Et c'était parti. Et il était parti.
Il avait déjà fais plusieurs trips grâce à l'acide, plané bien des fois grâce au hasch et à l'opium, pourtant ce qu'il ressentait était cent fois, mille fois plus fort, plus puissant que tout ce qu'il avait vécu. Ses membres étaient à la fois diablement lourd et incroyablement légers. Il décollait à la vitesse d'une fusée, traversant le ciel à la vitesse de la lumière, fendant les galaxies, jouant avec les étoiles. Il volait, il n'y avait que ce mot pour décrire cette sensation. Il était parti si haut, si loin, tout ça grâce à une seringue à usage unique toute crasseuse et utilisée certainement des dizaines et des dizaines de fois. Lorsqu'il fut assez redescendu pour se remettre sur pied, il était aux alentours de quatre heures du matin, il était seul dans l'impasse, il s'en fichait, il avait l'impression de marcher sur du coton, il se sentait bien, si bien, il voyait des gens qu'il ne connaissaient pas dans la rue, il leur souriait, tout était devenu beau, si beau. Il rentra à pied, tranquillement, en prennant son temps. S'allongea dans sa chambre, s'endormit. Et au réveil, l'enfer commença.
L'héroïne à cette particularité que l'on peut devenir accro dès la première prise. Ce fut le cas de Luck. Il en rêvait, d'un nouveau shoot. Mais il lui fallait attendre la semaine suivante. Et tout recommencerait.
Le plus drôle, c'est que personne chez ses proches ne s'étaient rendus compte du changement qui s'était obtempéré chez le garçon. Il était certes plus calme qu'avant, moins bagarreur, mais on mettait ceci sur le compte de la sagesse. Luck avait laissé tombé l'idée de changer quoi que ce soit dans son logis, il était diablement passif, laissait glisser les insultes et les engueulades comme un canard laisse l'eau glisser sur ses plumes. Il ne vivait que pour sa piqure. Peu à peu, il était passé à deux shoots par semaine. C'était son rythme lorsqu'il s'était cassé du Canada. Et les doses avaient augmentées, tellement augmentée avec le temps...
Il se souvenait d'un jour où il dormait chez un junkie qui lui avait offert une place dans sa piaule pour quelques jours. Durant la nuit, il s'était réveillé en sueur, légèrement nauséeux, la langue pâteuse, les membres tremblants. Il avait souhaité avaler un peu d'eau, mais sa gorge semblait avoir du mal à laisser passer la boisson. Son colocataire s'était réveille, l'avait regardé pendant quelques longues secondes Ça y est, t'es accros. T'es en crise de manque. Simple constat. Il avait offert un shoot à Luck, s'était rendormit. Lucky aussi. Il était arrivé au stade où rien n'a plu d'importance, où on se pique non plus pour ressentir le flash, mais pour ne pas péter un câble face à l'absence de la drogue dans son corps. Toujours augmenter la dose pour chercher la jouissance. Pour ressentir le flash, il devait se faire une dose de 4 centimètres cubes. Une dose qui aurait tué quiconque n'était pas habitué à la drogue.


Chelsea le regardait. Lucky aurait pu se perdre dans les ténèbres brunes de ses yeux. Profondeurs indéchiffrables, mélange de compréhension et d'autre chose que Luck ne parvenait pas à identifier. L'attitude de son colocataire avait sensiblement changé ; Lucky avait l'impression d'être une bête sauvage que l'on tentait de calmer au moyen de paroles et de cajoleries. On passe tous par là, tu sais. Malgré lui, Luck fronça les sourcils. Chelsea, un ancien camé ? Il s'était certes souvent fait la réflexion que Chelsea n'avait pas une tête à baigner dans des milieux très légaux. Camé ? Trop clean pour ça. Ancien toxico ? Certainement. Ils étaient tellement, visages anonymes, dont leur vie ne tournait qu'autour de la came. Lucky le regardait, le cerveau enveloppé dans un brouillard opaque qui commençait peu à peu à s'éclaircir, et il avait de plus en plus envie de parler, et il avait de plus en plus envie d'en apprendre plus sur ces visages qui l'entouraient, et il avait de plus en plus envie de retomber en enfance, qu'on lui conte une histoire au coin d'un feu, ou dans des chiotes puantes de gerbe, à défaut de bois. Il inspira profondément, et dit la seule chose qu'il avait envie de dire et qui résumait tout ce qu'il souhaitait exprimer :
Qui es-tu ?